De la fatalité
La
fatalité a bon dos : elle a l’habitude de porter tous les péchés du monde
et, quand on est confronté à des événements qui semblent dépasser
l’entendement, on l’invoque comme une puissance venue d’ailleurs. Elle nous
impose sa loi inhumaine, mais nous devons l’accepter parce que nous sommes de
faibles créatures à qui n’ont pas été données toutes les capacités d’assumer
leur destin. Les nombreuses catastrophes, climatiques, économiques, naturelles,
politiques…tiendraient le plus souvent d’un fatum inexorable dont nous pouvons
parler à perte de vue sans avoir la moindre chance de dévoiler les secrets qui
ne sauraient venir que du surnaturel.
Le leitmotiv
C’est
ce que des radios, des télés au prétexte de nous informer font depuis vendredi
matin, en boucle, en évoquant l’accident de car qui a endeuillé la Gironde et
le mot fatalité est dans la bouche de ceux qui, à des titres divers, sont
interviewés. La circulation automobile et son développement exponentiel sur des
réseaux routiers qui ont beaucoup de mal à suivre la cadence sont des terrains
de manœuvres privilégiés pour tous les apôtres du fatum.
On
va y retrouver tous les fondamentaux des destins tragiques : des victimes
innocentes qui ne peuvent pas comprendre ce qui leur arrive, la soudaineté des
événements malheureux que rien ne laissait prévoir, le basculement immédiat
dans l’horreur, le sentiment d’un hasard contraire et la conjonction de
circonstances défavorables imparables, le spectacle glaçant que gardent les
yeux horrifiés de ceux qui en sont les
témoins, la douleur de ceux qui ont perdu des êtres aimés, la fascination du
plus grand nombre, bousculé dans sa routine quotidienne par l’intrusion de la
mort violente et inexpliquée. D’autant plus le destin tragique fait fi des
différences sociales : riches ou pauvres nous pouvons tous être ses
victimes potentielles. Regardez cette pauvre Lady D.
Une supercherie ?
Pour
ne rien vous cacher, j’ai comme le soupçon qu’une telle référence systématique
à un ordre tragique supérieur tient de la supercherie, même si l’utilisation du sentiment tragique a
fait les beaux jours de notre littérature et de notre théâtre, même si les cris
de douleur de Phèdre ou d’Andromaque sont pétris d’humanité et peuvent résonner
au plus profond de nous-mêmes.
Avec
la circulation automobile nous sommes dans un autre registre, dans le concret
absolu, celui de l’état des routes, de leur dangerosité, de la densité de la
circulation, de la sécurité des véhicules, du respect des règles communes, de
la santé, de la vigilance, de l’expérience de ceux qui conduisent. Les
paramètres sont nombreux, mais repérables, observables. La preuve tient à la
capacité de la police et de la justice d’être en mesure de situer les
responsabilités de ceux qui en sont les acteurs. Avec cependant une
constante : exonérer le plus souvent
les pouvoirs publics responsables du réseau routier.
Très utile
La
fatalité est très utile, pour justifier les refus successifs d’améliorer la
sécurité du réseau, pour retarder le plus possible sa modernisation, pour
accepter que les routes les plus fréquentées le soient toujours plus au
détriment de la sécurité, pour que tous les utilisateurs soient considérés
comme des fauteurs de trouble potentiels, pour minimiser au maximum les règles
de sécurité à mettre en œuvre pour en finir avec l’hécatombe routière.
La
fatalité est aussi très utile pour défausser l’état, dans toutes ses
composantes de ce que devrait être sa tâche d’éducation en la matière.
La
fatalité a aussi bon dos pour couvrir
les logiques des industries automobiles qui sont des plus réticentes à
faire de la sécurité leur objectif premier, pour privilégier la vitesse, le
clinquant : lorsque nous prenons une voiture, notre principal souci est-il
d’arriver vite ou vivant ?
Ne
serait-il pas temps de rogner les ailes de la fatalité avec un peu de
lucidité ? Ne serait-ce pas là la réponse la plus digne et la plus
solidaire avec les victimes et ceux qui les pleurent.
Jean-Marie
Philibert.