« Pas
de souci »
Ce mot de souci connaît un regain d’intérêt, en particulier
dans le langage « d’jeun ». A des remarques pressantes, à des
questions inquiètes, à des demandes insistantes, nous nous attirons de plus en
plus souvent la réponse polie, mais me semble-t-il un peu contrainte : « pas de
souci ! ». J’y entends un implicite du genre : j’ai compris, je
m’exécute, mais n’insiste pas, sinon tu vas m’agacer, je gère ! L’inquiétude
n’est pas de mise : soyons cool et zen à la fois. Je te facilite la vie, à
charge de revanche facilite-moi la mienne. Faisons disparaître les soucis.
Faisons
disparaître les soucis
J’ai un peu de mal à me faire à cette expression et cela
tient à ce que le mot « souci » dès mon enfance s’est chargé de
connotations lourdes, liées sans doute à l’époque, à la psychologie de ceux et
celles qui m’entouraient, aux difficultés de la vie. Les soucis étaient
nombreux et variés. J’étais moi-même une source constante de
soucis : « Tu me fais faire beaucoup de soucis,
Jean-Marie », m’a répété ma mère pendant toute mon adolescence, un peu
agitée. Je vivais donc au milieu de soucis en tous genres que je contribuais à
provoquer avec une inconscience coupable, mais je ne me laissais pas contaminer
par cette prolifération anxiogène. En fait j’étais très proche des d’jeunes
d’aujourd’hui enclins à la cool-attitude. Je voulais déjà faire disparaître les
soucis.
Le souci
d’être écouté
Et je n’ai rien fait disparaître : ils ont poursuivi ma
génération, puisque les natifs de la fin de la seconde guerre mondiale, en
provoquant un baby-boom, aussi soudain que massif, ont donné des soucis et pour
longtemps. Il a fallu les nourrir, et c’étaient les restrictions, il a fallu les
éduquer, les occuper, les loger, les mettre au travail et les mettre au pas
(Merci de Gaulle). Dans des structures qui ne cessaient d’être trop petites.
Dans un monde où l’on ne roulait pas sur l’or. Ils ont donné des soucis aux
universités, aux entreprises, aux petits chefs et aux grands chefs. D’autant
plus qu’ils n’ont jamais cessé de réclamer toujours plus : de sous, de
droits, de protections, de considérations. Et tous ceux qui sont venus après
leur ont emboité le pas dans un monde en mouvement où le partage des richesses,
toujours aussi inégalitaire restait une cause constante, récurrente de soucis.
Aussi bien pour les tenants du pouvoir qui n’ont jamais voulu rien lâcher, ou
si peu, (mais ils avaient peur d’être
contraints de le faire) que pour la bande de récalcitrants du populo, d’agités,
de contestataires, jeunes et moins jeunes, qui ne cessaient d’avoir le souci
persistant d’être écoutés et entendus.
Les soucis
en pire
Jusqu’à ce que n’en pouvant plus devant cette accumulation de
soucis qu’il ne maîtrisait plus, le grand capital (comme il disait Marchais) et
sa cohorte de pèzeux ne se disent : ils en veulent des soucis, ils vont en
avoir, une bonne crise économico-sociale, ça va leur apprendre à vivre. Du
monde des soucis on passera donc à la désespérance absolue, au monde du
no-future, à la société de la précarité sans partage, à la brutalité des
puissants. Dont Gattaz et ses sbires aujourd’hui pourraient être les symboles.
Et c’est dans ce monde bien hostile que la capacité de
résistance des générations montantes a régénéré cette expression « pas de
souci ! », comme une volonté de ne pas se laisser submerger par une
adversité dont on ne pourrait pas sortir sans se soumettre à un désordre
dominant qui révulse tous ceux qui ont quelques étincelles de lucidité, qui ont
soif de justice, de progrès, de transformations sociales. Ce « pas de
souci », j’ai envie de l’interpréter comme un pied de nez aux apôtres de
la désespérance, comme un obstiné « même pas peur ! », tout
bêtement comme une simple volonté de vivre sans souci …
Jean-Marie Philibert
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