La Bourse
et la vie
Dans mon activité de professeur de lettres, je ne me suis
jamais satisfait de faire partager à des générations d’adolescents le goût des
belles formes, des récits riches et
profonds, des textes canoniques. Mon souci, mon ambition étaient aussi
de leur montrer, dans les œuvres connues et parfois injustement méconnues, que
la littérature n’avait de valeur que si elle était en mesure de confronter,
emmêler, entrecroiser, amalgamer la fiction et le réel, de parler aux femmes et
aux hommes de ce qu’ils sont, de ce qu’ils vivent, ici, maintenant, ailleurs,
depuis longtemps. Là-dedans il y a bien
sûr les rapports sociaux, bien souvent passés à la trappe.
La Bourse
un symbole
Voulant leur rendre palpable, par exemple, les rapports de
classe dépeints par Zola, je les invitais à traverser le quartier
Saint-Jacques, puis à monter les escaliers de la Bourse du Travail, Place
Rigaud, à descendre vers les demeures cossues du boulevard Wilson et à terminer
le périple en franchissant les portes de la Chambre de Commerce, en foulant son
sol de marbre et ses escaliers monumentaux. Deux mondes y coexistent : le
luxe des patrons de la Chambre de Commerce et les réalités du monde ouvrier,
dont la Bourse du travail fut, reste le symbole.
Ce long préambule n’avait d’autre but que de vous conduire à
cet endroit : la Bourse du travail. Elle fait partie de ces lieux
perpignanais dont la municipalité envisage la mutation, comme le Théâtre Municipal,
pour accueillir les étudiants en droit, chargés de ranimer un centre-ville
mort. Les étudiants en réanimateurs urbains : on verra si ça marche ?
Ce n’est pas mon propos. Il ne m’appartient pas plus d’évoquer, la position
(que je ne connais pas) de la CGT, dont la Bourse est le berceau emblématique,
quant à ses éventuels transferts et relogement.
De ce passé-là ne faisons pas table rase
Le syndicaliste que j’ai été et que je reste (il n’y a pas de
retraite dans ce métier-là) trouve cependant dommageable que ce haut lieu de la
mémoire ouvrière de la ville puisse disparaître sans laisser de traces autres
que dans les souvenirs de ceux qui s’y sont rassemblés, qui y ont milité, qui y
ont construit les luttes sociales qui ont forgé cette ville, les luttes du
monde du travail, mais aussi les luttes des jeunes, les luttes des
sans-papiers, des chômeurs, des femmes. La construction des Bourses du travail
dans les villes a été un grand moment pour l’éveil et la reconnaissance d’une
conscience ouvrière ; à Perpignan, la Bourse était au cœur de la ville,
voisine des usines Job, des quartiers ouvriers, La Réal, Saint-Jacques. Les
renvoyer dans la périphérie, comme cela se pratique dans beaucoup de villes, a
malheureusement du sens.
Un lieu de
mémoire et de vie
Pour conserver une part de la mémoire ouvrière dont la Bourse
est riche, pour en préserver les traces, les documents, les signes et les
symboles, notre ville s’honorerait de ne pas rayer d’un trait de plume ces
éléments constitutifs de son passé. Perpignan est ville d’histoire, histoire
ancienne et récente mêlées : la Bourse du Travail est un élément de cette
histoire. Elle peut devenir la Bibliothèque universitaire dont les étudiants en
droit ont besoin si les divers responsables (municipalité, université) le
veulent, mais elle s’enrichirait de créer en son sein un fonds conséquent
consacré à l’histoire du lieu, à sa fonction sociale, aux étapes de son
développement, aux relations étroites établies avec toute la population de la
ville, du département, mais aussi avec les camarades catalans, espagnols,
algériens, marocains. Elle cumulerait ainsi sa fonction formatrice (le droit social est une discipline
essentielle), sa persistance historique à défendre et valoriser ceux qui, à
mains nues, ont affronté le monde de l’argent pour y construire un peu de
justice. Cela suppose d’adapter
intelligemment les lieux, d’en sauvegarder la façade, de prévoir une
structure, une coopération entre université, municipalité, organisations ouvrières :
c’est du domaine du possible.
Cela impose une volonté politique : j’ose penser qu’elle
n’est pas impossible.
Jean-Marie Philibert.
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