Mémé, Cannes et le cinéma
Il y
avait longtemps que je n’avais pas évoqué ma mémé ; elle m’a fait savoir
qu’elle n’était pas contente, qu’elle avait encore beaucoup de choses à dire et
qu’elle comptait sur moi pour les dire. Non pas pour parler de politique, ce
n’était pas sa priorité. Par contre tout ce qui concernait la couture, la mode,
la parure réveillait en elle la
couturière émérite et mal payée qu’elle avait été et lui autorisait des
jugements admiratifs. En ces temps de festival de Cannes, de montée des marches
quotidiennes sous l’œil des caméras, je l’imagine scotchée au
« poste », comme elle disait, et répétant à satiété : « Mon
dieu, que de la toilette ! Que de la toilette ! Qu’ils sont bien
mis ! C’est vraiment très-très beau ! Mais pour aller au travail,
c’est difficilement mettable… »
Supercherie
En
effet la caissière du supermarché, l’infirmière de l’hôpital, la chauffeuse de
bus ne seraient pas très à l’aise en robe longue moulante, le dos dénudé, la
poitrine aérée : la tenue officielle de toutes les actrices prétendant à
la gloire du tapis rouge de Cannes. Toutes plus belles les unes que les autres,
mais toutes différentes, charmantes, surnaturelles. Aux bras d’acteurs, certes
plus sobrement vêtus, mais d’un chic absolu, d’une classe prodigieuse, au
sourire ensorceleur, à la plastique irréprochable. Ma mémé le sentirait bien,
tout cela est trop beau pour être vrai, trop artificiel pour être crédible tout
cela sentirait un peu la supercherie, le rêve vendu au populo.
Le
cinéma, ce serait donc ça, de l’artifice à l’état pur, très-très loin des
vicissitudes du quotidien. Il faut dire que le quotidien nous offre si souvent
la médiocrité la plus médiocre qu’il peut sembler utile et nécessaire d’aller
chercher ailleurs de quoi rêver. Le cinéma : une image inversée du réel.
De la beauté, de l’amour, des destins extraordinaires, des fantasmagories
absolues, de la fiction sans limite, bien sûr dans des décors de rêve.
Troubles
Mais il
arrive incidemment, plus souvent qu’on ne le pense, que ce monde artificiel
produise des images, des histoires, des aventures qui nous troublent par leur
vérité, leur sincérité, leur ancrage dans un réel qui est le nôtre (et nous
nous y reconnaissons). Le festival de Cannes
m’en offre une démonstration sans faille.
La
palme d’or revient au film coréen « Parasite » qui croise les destins
de très riches et de très pauvres, ceux qui l’ont vu en relèvent le réalisme,
nourri d’incidents dignes des journaux ou des réseaux sociaux. « Les
Misérables » de Ladj Ly, qui a eu le prix de la mise en scène est de cette
veine-là. Pourquoi les « Misérables », parce qu’on est à Montfermeil, que les
Thénardier y ont vécu, que Cosette y a souffert, que Ladj Ly y est né de parents
venant du Mali. Parce qu’on est dans le 9.3., qu’une bavure policière en 2008 a
été la cause de graves débordements. C’est un film « vrai ». De même
pour Mati Diop, pour « Atlantique », la franco-sénégalaise nous
raconte l’histoire de ces jeunes africains qui prennent la mer pour fuir la
misère, elle a obtenu un grand prix. Et c’est tant mieux, pour elle, pour le
cinéma, pour son engagement dans le réel.
La douleur et la création
Cet
ancrage n’est pas que social, il peut aussi concerner les souffrances d’un
créateur et charger les images de la puissance d’un vécu douloureux. Dans ses
films Almodovar nous parle souvent de lui. Dans le film « Douleur et
Gloire », présenté à Cannes, plus que jamais, il parle de la création
impossible, de l’enfance, de la mère. D’une douleur, à l’image de Baudelaire
« sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille », qu’il faut
impérativement maîtriser, dominer, y compris par les paradis les plus
artificiels. Dans le rappel inopiné d’un souvenir d’enfance, il (re)découvre ce
qu’il est, renoue avec le pouvoir créateur et peut enfin nous donner la clef du
film qu’il est en train de tourner, « en direct live » pourrait-on
dire, et qui nous touche par sa vérité.
Social,
réel, vérité, vécu… Tu vois, Mémé, le cinéma, ce n’est pas que la toilette. Et
c’est tant mieux.
Jean-Marie
Philibert