La poésie
comme nourriture terrestre
IL est plus fréquent d’évoquer les poètes, leur nom, leurs
histoires, leurs destins et les mythes qui les entourent que de se pencher sur
leurs textes et les lire, pour soi ou pour les autres, en silence, ou à haute
voix. Une preuve parmi tant d’autres : le nombre d’ouvrages de poésie
édités, lus, achetés est quasiment ridicule sans aucune proportion avec la
richesse formelle, affective, historique, philosophique de beaucoup de textes
poétiques. Comme si comptaient peu l’intimité du propos, les mots que le poète
a ciselés pour lui-et-nous, nous-et-lui, comme vous voulez !
C’est pour cela qu’il ne faut pas laisser passer la moindre
occasion de sortir les poèmes de leur ghetto culturel et de les lire. L’édition bilingue d’un choix de
textes de Jordi Pere Cerdà intitulé Comme
un flot de sève, traduits et présentés par Etienne Rouziès, aux éditions La
rumeur libre est une excellente opportunité.
L’émotion
au rendez-vous
Dans un précédent numéro, nous avions questionné le
traducteur-poète sur sa démarche, sur son rapport à Jordi Pere Cerdà, il nous
offre maintenant le résultat de son travail. L’émotion est au rendez-vous. En
particulier pour ceux qui, comme moi, ont du catalan une connaissance plus que
sommaire et qui ont besoin d’un intercesseur pour saisir la profondeur et la
richesse de sa poésie. « La poésie comme un art viscéral », tel est
le titre de l’introduction d’Etienne Rouziès.
Chez Jordi Pere Cerdà,
un art viscéral, fait de retenue, de pudeur, de douceur, mais pétri d’humanité,
sans concession sur l’humain dans toutes ses dimensions personnelles,
sensuelles, familiales, affectives, politiques. Un humain viscéralement attaché
à sa terre, à sa Cerdagne, à la nature et à tous ceux qui la peuplent, mais ne
s’y laissant jamais enfermer, bien au contraire. Elle est le microcosme d’un
macrocosme qui voit défiler le monde
dans son universalité sans limite.
Relisons la fin d’ « ô monde »
« …Je suis entré dans l’arbre comme un oiseau dans les feuilles
et j’ai senti la force de ses branches
dedans mes bras et dedans mon corps,
et j’ai senti la sève se mêler à mon sang.
je tins la vie dans le nid chaud de mes mains ;
la vie avait le visage du peuple
et de son combat. »
Le catalan
Cela a été écrit en 1954 et n’a pas pris une ride :
magie de la poésie et de son pouvoir de transcender le temps, dans la langue
que l’on a choisi de magnifier. Pour Jordi Pere Cerdà, ce fut le catalan qu’il
a porté à la plus grande incandescence, paradoxalement en utilisant les simples
mots du quotidien. Le monde littéraire catalan ne s’y est pas trompé qui, des
deux côtés de la frontière, l’a honoré pour la puissance qu’il a donnée à cette
langue à un moment crucial de son histoire.
A lire la traduction d’Etienne Rouziès, on se dit que, s’il
avait écrit en français, le boucher-poète de Saillagouse côtoierait peut-être
aujourd’hui les plus grands (Desnos, Char, Aragon, Eluard). Mais nous y aurions
perdu un acteur central de notre culture. Notre langue serait orpheline.
« Toute langue fait feu » est le
titre d’un de ses recueils : notre vie avait- a besoin de ce feu
qu’Antoine Cayrol, enfant de Cerdagne, libraire à Perpignan, citoyen engagé de
cette terre (relisez le numéro spécial que le TC lui a consacré), n’a cessé de
raviver.
La poésie comme nourriture terrestre ! Merci à Antoine
et à Etienne de nous le rappeler.
Jean-Marie Philibert
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